Chaque jeudi, passage en cuisine et réveil des papilles. Aujourd’hui, on vous parle de promenades mélancoliques sur les canaux de France, et de coing confit comme un réconfort d’automne.
Tous les jours, on a rendez-vous avec un cormoran sur le canal de l’Ourcq. On ne se lasse pas de contempler ce grand oiseau noir, mi-prince, mi-canaille, qui caresse l’onde avant de plonger dans l’eau verte à la recherche de sa pitance. C’est qu’il est malin et pugnace le cormoran. Ce printemps, dans l’aube brumeuse du lac du Bourget, on l’a vu chiper le lavaret dans les filets d’Olivier Parpillon. A Paris, il fait moins le fier, oiseau solitaire surgi de nulle part entre les quais de pavé et de bitume et qui happe les songes et les mots. Ceux d’Hubert-Félix Thiéfaine qui l’appelle «Le corbeau des mers» ; ceux de Victor Hugo qui, dans son poème «Clair de lune» s’interroge : «Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour, et coupent l’eau, qui roule en perles sur leur aile ?»
Il faut rendre grâce aux Voies navigables de France (VNF), sises à Béthune, de nous permettre de tels rendez-vous au gré des 8100 kilomètres de canaux qui maillent l’Hexagone. Ils s’appellent canal de Bergues ; canal de Vire et Taute ; canal du Nivernais ; canal du Midi… On a une tendresse toute particulière pour ceux qui sont bordés de platanes dont les feuilles mortes tapissent les chemins de halage à la Sainte-Catherine. Depuis l’antiquité batelière et cathodique L’homme du Picardie, avec Christian Barbier – pacha de péniche, la cloque au bec – et La maison du canal, de Georges Simenon, on sait que les eaux tranquilles des canaux peuvent faire couler de l’encre et du suspens. Mais surtout, on aime croiser sur leurs rives pentues ces anonymes promeneurs, ces saynètes minuscules qui font le grand théâtre du jour ordinaire, sorte de microscomos qui rend la banalité épatante, comme un vol de cormorans au-dessus du pont levant de la rue de Crimée.
L’esprit canal
On a tous, un jour, longé un canal où flottent depuis un souvenir, une émotion, tenaces comme un premier baiser derrière un platane ou les premiers tours de roue du fiston sur un quai de Pantin. Parfois, même, c’est une vie entière qui a épousé la rectitude de la berge. Au bord du canal du Centre, on a ainsi cheminé avec un ancien passeur clandestin de la ligne de démarcation qui, jeune homme insouciant et résistant, convoyait entre 1940 et 1942 familles juives et prisonnières de guerre évadées vers la «zone libre» au sud, sous l’autorité de Vichy. Plusieurs fois, il risqua sa peau en franchissant le canal du Centre, au nez et à la barbe des Allemands. A l’automne de sa vie, il riait, lucide, distancié. «Ce n’était pas mon heure de mourir, disait-il. Maintenant, quand je me promène ici, je fixe un arbre, une écluse jusqu’où aller avant de m’en retourner. Et plus le temps passe, moins je vais loin».
L’autre jour, c’est un pêcheur de carpe qui nous entretient sur l’art de l’amorce pour appâter la «grosse mémère», comme il dit, sommeillant au fond du canal. Le carpiste est une sorte de marathonien de la pêche, doublé d’un cordon-bleu pour cyprinidés. On ne comprend pas tout sur la composition des boulettes qu’il jette dans l’eau mais, franchement, si on était une carpe, on ne ferait qu’une bouchée de ces köftes-la. On reprend notre route, non sans avoir éclusé une canette de Kro qui fait mousser notre maraude. Car on est en plein glanage le long du canal. Les habitués des voies navigables savent qu’on y fait des chapardages insoupçonnés du commun des promeneurs. Est-ce parce qu’ils sont trop souvent oubliés que les chemins de halage offrent ainsi de quoi remplir notre panier ? Ou bien, le temps semblant s’y étirer plus lentement, on a tout le loisir de débusquer un bout de verger envahi par les herbes hautes. Il y a un peu de tout cela dans nos grappillages entre Sambre et Oise, entre Rhône et Rhin et du côté du Nivernais.
A un jet de bigarreau de Paris, on connaît un bouquet de cerisiers qui donnent des perles acidulées à l’orée de l’été au bord du canal de l’Ourcq. Au bord du canal de Bourgogne, ce sont les noix que l’on chaparde, vertes l’été pour confectionner un fieffé vin pour l’apéro ; mûres à l’automne pour défaire les cerneaux qui sont du bonheur avec une lichette d’Epoisse. C’est aussi la saison des coings qui nous donne rendez-vous près d’une maison d’éclusier. On aime ce fruit car il est beau et bon, embaume la cuisine les jours gris et froids mais aussi pour son caractère rebelle, indomptable cru et résistant au surin. A cause de son astringence et «d’une relative aigreur», c’est «un fruit ambivalent se mariant aussi bien au sel qu’au sucre», écrit Bénédicte Beaugé dans La cuisine acidulée de Michel Troisgros, où l’écrivain gastronomique et le chef roannais triplement étoilé déclinent en 150 recettes «l’éclat du citron jaune» ; «le mordant des vinaigres» ; «l’aigreur des laitages» mais aussi «la vivacité du vin».
Un ouvrage précieux et rare où l’on est allé puiser cette recette de «Coings confits à la grenadine».
Pour six personnes, il faut : 6 coings ; 1 litre d’eau ; 30 g de sucre ; 30 g de beurre ; 120 g de sirop de grenadine ; un demi-citron jaune et 10 gousses de cardamome. $ Coupez les coings en six et épluchez-les à l’économe puis donnez-leur une jolie forme régulière à l’aide d’un petit couteau. Déposez-les côte à côte dans une casserole, couvez-les d’eau ; ajoutez le sucre, le jus de citron, les gousses de cardamome écrasées entre le pouce et l’index, la grenadine et portez à frémissement. Protégez d’un rond de papier sulfurisé et laissez mijoter à feu réduit pendant à peu près trente minutes. Vérifiez la cuisson de la pointe d’un couteau : ils doivent être très moelleux. Récupérez alors le liquide de cuisson et faites-le réduire afin d’en concentrer le goût. A la fin, incorporez-y une noix de beurre pour le rendre brillant. Retirez les gousses de cardamome, grattez-les pour ne garder que les graines dans le jus. Dressez les coings dans un plat, enrobez-les du jus brillant et dégustez chaud. En cette saison de gibier, ces coings peuvent accompagner une selle de chevreuil ou un lièvre. A déguster aussi en dessert avec une glace vanille.
La cuisine acidulée de Michel Troisgros, de Michel Troisgros et Bénédict Beaugé. Le Cherche Midi, 32 euros.
Jacky Durand
http://next.liberation.fr/food/2015/11/26/dans-un-coing-de-la-memoire_1416060